La météorite Fillon

La promotion aussi soudaine qu’inattendue de François Fillon a donné lieu à un déferlement caricatural où la presse bobo s’est particulièrement distinguée.

Non, F. Fillon n’est pas un « ultralibéral ». D’ailleurs, où existe-t-il aujourd’hui un pouvoir ultralibéral à l’heure où les postulats du néolibéralisme des années 1970-80 sont contestés jusque dans les instances de la Banque mondiale ou du Fonds monétaire international? Il n’est pas non plus un simple clone de feue Margaret Thatcher et si l’on cherche un inspirateur aux réformes qu’il envisage, ce serait plutôt du côté du social-démocrate allemand Gerhardt Schroeder qu’il faudrait regarder. Si l’on veut honnêtement situer F. Fillon, il apparaît un conservateur libéral qui s’inscrit dans la ligne des Tories britanniques ou de la CDU allemande : pas de quoi déclencher l’épouvante!

Non, F. Fillon n’est pas un sectaire réactionnaire dont l’accession au pouvoir signifierait le surgissement d’un clergé intégriste résolu à supprimer le droit à l’avortement. Il est catholique, il a ses convictions personnelles et il en a certes fait état non sans quelque intention électoraliste, mais supposer qu’il mettrait en danger la laïcité relève de la calomnie. En a-t-on voulu à F. Mitterrand d’affirmer « croire aux forces de l’esprit » et y a-t-on vu une menace?

Non, F. Fillon n’a pas l’intention de privatiser la Sécurité sociale : il est simplement conscient que si l’on veut sauver l’essentiel de ce qu’elle garantit, il va falloir la soulager et en envisageant de solliciter pour les petits remboursements les mutuelles ou les assurances privées, il s’inspire des mesures prises par Obama aux Etats-Unis.

Plutôt que ces simplismes qui confinent à la désinformation, peut-être serait-il plus intelligent de s’interroger sur les raisons profondes d’un séisme politique qui a vu disparaître quasi instantanément de la scène publique des personnalités aussi bien installées que Nicolas Sarkozy ou Alain Juppé, prélude possible à l’effacement tout aussi définitif de François Hollande et de François Bayrou…Et l’on pourrait poursuivre aussi en se demandant où est passée la gauche, et pourquoi ses électeurs risquent d’avoir à choisir en 2017 entre un conservateur vieux style ou le clan Le Pen.

En fait, nous vivons une transition historique de grande ampleur qui rend caduques, spécialement pour les gauches européennes, les grilles de lecture imaginées au XIX° siècle dans le cadre des sociétés de la révolution industrielle. Nous entrons effectivement dans l’âge post-industriel, sous la pression d’un bouleversement technologique accéléré et de la mondialisation des échanges. Dans ce contexte, l’antagonisme apparu il y a un siècle et demi entre le capitalisme libéral et l’alternative  socialiste s’est achevé, il faut l’admettre, par la défaite (ou plutôt le collapsus) du socialisme, qui s’est montré incapable de construire un contre-projet crédible et efficace.

Sous sa forme radicale (le communisme), il n’a su fonder que des structures étatiques ultracentralisées aux résultats économiques médiocres et génératrices de systèmes totalitaires qui ont fini par conforter de sanglants despotes dans un pouvoir à vie. Sous sa forme réformiste (la social-démocratie), il n’a fait que profiter des phases expansives propres au fonctionnement cyclique du capitalisme pour mettre en place des politiques sociales indiscutablement progressistes, mais impossibles à maintenir telles quelles en période dépressive sinon par un endettement cumulatif. A la fin du XX° siècle, l’implosion de l’URSS juste après le tournant chinois a sonné le glas d’un projet utopique tandis que la mondialisation, en mettant fin à la longue suprématie de l’Occident, a miné le modèle social-démocrate qui ne pouvait fonctionner que dans des conditions optima. La révolution numérique et ses conséquences, dont nous mesurons encore assez mal la portée, sont venues porter le coup décisif.

Le capitalisme libéral a gagné, non parce qu’il était le meilleur, mais parce que le socialisme a déclaré forfait.

Si l’on veut avoir prise sur le réel immédiat, il faut accepter ce constat du monde tel qu’il est. Cela ne signifie pas la fin d’une pensée et de projets de gauche, mais ceux-ci doivent être entièrement redéfinis en fonction de la vraie situation et donc, qu’on le veuille ou non, dans un cadre général libéral. Ce qui ne signifie pas avaliser le modèle néolibéral extrémiste concocté dans les années 60 et symbolisé par le thatchérisme, franchement mis en question à l’heure qu’il est, mais raisonner sur les bases d’un système fonctionnant fondamentalement selon un paradigme libéral encadré (ce qu’a su justement faire Schroeder en Allemagne et ce que nos socialistes n’ont même pas essayé).

Ici, en France, nous allons vers une remise à plat qui opposera dans les décennies qui viennent un libéralisme classique, concurrentiel et conservateur, à un social-libéralisme visant à réguler et à mieux répartir les richesses produites (Fillon contre Macron, pour faire très court et très actuel). Et cela dans une société que nous avons peine à imaginer, où le salariat sera peut-être devenu minoritaire et où robots et intelligence artificielle auront pris la relève du travail humain, ce qui conduira à repenser de fond en comble le partage du produit et la rémunération des personnes. La lutte des classes sera peut-être devenue ce que des signes actuels laissent déjà supposer, tant en Amérique qu’en Europe : l’antagonisme entre les peu-éduqués et les instruits, le « peuple » contre les « élites », ce qui est dès maintenant le principal levier de tous les populismes.

Raisonner sur ces bases serait peut-être plus productif que pousser des cris d’orfraie. Et cela permettrait de resituer la promotion de Fillon dans son vrai contexte et d’en relativiser la portée. La France va sans doute naturellement s’aligner sur les options auxquelles tous ses associés européens se sont déjà depuis longtemps ralliés. Elle a tout simplement vingt à vingt cinq ans de retard.