Le fantasme des « grandes invasions ».

Ce que nous appelons les « grandes invasions » (et que les Allemands nomment plus justement « migration des peuples ») désignent la pénétration dans l’espace romain des tribus germaniques au V° siècle, événement qui entraîna la chute de l’Empire d’Occident et que nous considérons comme le début du Moyen-âge.

Au vu de l’actuel afflux de réfugiés et de migrants, des annonceurs de futures apocalypses prédisent aujourd’hui un sort semblable à l’Europe, annonçant le « grand remplacement » des populations, propos relayés de l’autre côté par des sectaires illuminés résolus à islamiser le monde. Comparaison n’est pas raison et rien ne vaut un rappel historique pour démystifier les fantasmes d’où qu’ils viennent.

Au début du V° siècle, l’Empire romain n’était plus ce qu’il avait été au temps de sa grandeur. Dans sa partie occidentale et spécialement en Gaule, le déclin des villes et l’effondrement de l’administration créaient un vide politique.

La société gallo-romaine n’était pas homogène. La romanisation y était demeurée essentiellement un fait urbain, le peuple des campagnes restant culturellement indigène, (quelque chose qui n’est pas sans évoquer ce que fut l’Algérie française). Au III° siècle, la crise politique qui avait secoué pendant presque cinquante ans l’Empire lui avait été fatale.

L’incertitude des règles de la succession impériale (l’empereur étant une sorte de chef d’état élu à vie suite à un consensus entre le Sénat de Rome et l’armée) avaient mené à l’anarchie à partir de 235, les troupes des diverses frontières proclamant chacune empereur leur général avant de s’affronter en de meurtrières guerres civiles qui leur faisaient déserter leurs postes. Ce n’est qu’en 284 que Dioclétien avait ramené l’ordre et l’unité mais le mal était fait. En Occident, les frontières dégarnies avaient offert l’occasion aux tribus germaniques de l’extérieur, celles-là même que les Romains qualifiaient de « barbares » (c’est-à-dire d’étrangers), de multiplier les raids de pillage. Les villes ne s’en étaient pas relevées, la démographie rurale s’était effondrée.

Ce déclin de l’Occident romain s’inscrivait d’autre part dans un ensemble plus vaste. A la différence de notre monde moderne, le monde antique n’a pas reposé sur un processus de croissance économique et de progrès technique. Au fond, la prospérité de l’Empire romain a dépendu de la poursuite de ses conquêtes et de l’appropriation des richesses des vaincus, à laquelle s’ajoutait la multiplication des captifs alimentant à bas prix les marchés d’esclaves dans un mode de production fondé sur l’exploitation servile. L’arrêt de l’expansion d’un espace devenu démesuré, décidé au milieu du II° siècle par Hadrien, avait profondément modifié la donne et induit une crise économique rampante que les esprits du temps ne comprenaient pas et qui n’est pas étrangère aux graves troubles du III° siècle dont nous faisions état plus haut. Les ressources ont manqué à l’Etat et dans cet Occident dévasté demeuré quelque peu périphérique, les effets en ont été multipliés. La raréfaction des esclaves et l’enchérissement de leur prix ont conduit à une reconversion économique qui a vu les paysans rechercher, contre l’acceptation d’un statut de dépendance qui annonce le servage médiéval, la protection des grands propriétaires fonciers contre l’Etat et sa fiscalité.

Signe révélateur de ce basculement, le monde antique se replie sur ce qui représente son substrat historique et culturel, l’Orient grec. Dès 330, l’empereur Constantin déserte Rome et fonde une nouvelle capitale, Constantinople, l’actuelle Istanbul. Point final de ce repli, l’Empire romain se scinde en deux états à la mort de Théodose (395), d’un côté un Empire d’Orient qui va durer encore mille ans, de l’autre un Empire d’Occident livré à lui-même, état éphémère et sans défense que des groupes de « barbares » d’au-delà des frontières vont progressivement investir au cours du V° siècle car c’est enfin pour eux la chance dont ils rêvaient depuis plusieurs générations : devenir de vrais « Romains »!

C’est un monde à bout de souffle, improductif, épuisé, où l’état n’existe plus qui se recompose différemment au terme de ce que nous nommons « grandes invasions ».

Comment comparer cette déliquescence à l’actuelle Europe, dont la capacité productive et créatrice font qu’elle représente encore à elle seule plus d’un cinquième du PIB mondial? Comment évoquer un déficit démographique dans un espace qui rassemble plus de 500 millions d’habitants, où l’analphabétisme a pratiquement disparu et dont la participation aux progrès scientifiques et techniques reste l’une des premières du monde, comme le montrent tant la découverte du boson de Higgs ou l’exploration de la comète Tchouri que la liste de ses prix Nobel? Comment refuser de voir la puissance de sa capacité d’assimilation et l’attrait des valeurs qu’elle défend, raisons majeures du choix des migrants qui affluent, chassés par la misère ou la guerre?

Nous sommes à des années-lumière des conditions que connut l’Occident de la Basse-Antiquité et tant les prophètes du « grand remplacement » que les fanatiques doctrinaires qui rêvent d’islamiser le monde nous content des balivernes. Les premiers vivent un fantasme, les seconds prennent leur désir pour la réalité et ne réalisent sans doute pas que c’est peut-être le contraire qui se prépare. Ils devraient plutôt écouter le professeur Henry Laurens, l’un de nos plus grands orientalistes, quand il déclare : « Derrière la domination de l’islamisme, je vois monter dans cette région [le monde musulman] un sentiment areligieux ou antireligieux. On le perçoit à la multiplication des cas de blasphème et d’athéisme proclamé. C’est un phénomène souterrain« (1).

Nous sommes moins à la veille des « grandes invasions » que, peut-être, à celle  d’un futur reflux des fanatismes. A cet effet, un autre exemple historique mériterait d’être médité : c’est au terme de plus d’un siècle de vaines guerres de religion, au XVII° siècle, que s’épanouit en Europe la rationalité scientifique et la contestation des dogmes, prélude à l’émancipation des esprits. Au-delà des actuelles apparences, il se pourrait que ce soit à moyen terme vers cet avenir que les populations du monde se dirigent.

(1) Entretien dans « Le Monde », 24 décembre 2016.