La binationalité, une bizarrerie juridique.

Une véritable tempête secoue le monde politique (et même la société civile) depuis que le gouvernement a fait part de son intention d’introduire dans le droit français le principe de la déchéance de nationalité à l’encontre des binationaux qui se seraient rendus coupables d’activités terroristes.

On peut certes s’interroger sur l’opportunité et l’efficacité réelle d’une telle mesure et même sur son bien-fondé, mais quelques juristes avisés se sont cependant étonnés, signalant l’existence de l’article 23.7 du Code civil qui stipule : « Le Français qui se comporte en fait comme le national d’un pays étranger peut, s’il a la nationalité de ce pays, être déclaré, par décret après avis conforme du Conseil d’Etat, avoir perdu la qualité de Français ». Rappelons que le Code civil date de 1804…

Quelques éclaircissements et réaménagements de ce texte auraient peut-être pu fournir les instruments juridiques souhaités par le gouvernement sans susciter un torrent de controverses et poser des problèmes dont il faut bien admettre qu’ils ne sont pas tous imaginaires. Surtout, la relecture de cet article du Code civil aurait indirectement offert l’occasion de s’interroger sur ce qui demeure, qu’on le veuille ou non, le fond de la question : cette bizarrerie qu’est l’existence de la binationalité.

Celle-ci est apparue avec la proclamation de la souveraineté du peuple et la notion de nationalité. Son principe est loin d’être universel.

Sous l’Ancien Régime, on était sujet du roi et l’éventualité d’être simultanément sujet de plusieurs rois apparaissait absurde. Des étrangers pouvaient certes être au service de la couronne (c’était vrai en particulier dans le domaine militaire) mais ils restaient des mercenaires. Leurs chefs, en revanche, faisaient allégeance au roi selon des règles qui remontaient au droit féodal : le maréchal de Saxe était sujet de Louis XV tout comme le cardinal Mazarin l’avait été de Louis XIV. La vraie multinationalité apparaît avec la Révolution, alors que le concept de nation reste encore assez flou tandis que s’impose clairement celui de citoyen, qui implique le choix personnel de vivre ensemble sous une même loi.

Là se situe peut-être l’ambiguïté, et principalement dans un pays comme la France, qui relève depuis des siècles du droit du sol. Etre Français, ce n’est pas avoir des ancêtres français, c’est être citoyen de la République française. Un enfant né en France de parents étrangers est automatiquement un futur citoyen français, qui bénéficiera de tous les droits et prérogatives des citoyens français. Evidemment, il n’a pas donné son avis et il peut sembler tout à fait légitime que ses géniteurs souhaitent qu’il conserve la nationalité de sa famille. Le principe de la binationalité a reposé sur cette compréhensible tolérance.

Mais si la proposition paraît fondée durant la minorité du sujet, c’est à sa majorité, quand il accède concrètement à la qualité de citoyen actif, que des questions se posent. N’y a-t-il pas alors légitimité d’un choix? Au XIX° siècle, quand abordaient aux rivages des Etats-Unis des masses de migrants, ces derniers, quand ils obtenaient l’octroi de la citoyenneté américaine, n’envisageaient absolument pas de demeurer encore Italiens, Russes, Suédois, sujets ottomans, acquérant ainsi une double nationalité? Il est même évident qu’ils s’en gardaient bien, d’autant que nombre d’entre eux fuyaient la tyrannie ou les persécutions de leurs pays d’origine.

Pourquoi, dans ces conditions, le binational par droit du sol, en France (celui-là même qui est visé par les propositions gouvernementales), n’aurait-il pas obligation de choisir, à 18 ans, et pourquoi alors faire clairement allégeance à la République n’impliquerait-il pas automatiquement la renonciation de facto à sa seconde nationalité?

Cela ne signifierait pas un reniement (les immigrés d’Amérique dont nous faisions état plus haut ne renonçaient ni à leurs souvenirs, ni à leur culture, ni à leurs croyances, ni même souvent à l’usage en privé des langues de leurs ancêtres), en revanche, l’intéressé deviendrait pleinement français, sans nulle référence à ses origines étrangères.

Car bizarrement, les voix qui s’élèvent (sincèrement) aujourd’hui pour dénoncer dans les projets gouvernementaux la mise en place de deux catégories de citoyens ne semblent pas réaliser que la binationalité en a déjà institué le principe. Entre le citoyen qui est français et rien d’autre et celui qui l’est également tout en demeurant ressortissant d’un pays étranger, il existe une différence qui aboutit effectivement à créer deux catégories.

On peut admettre le principe de la supranationalité : un Français, un Allemand, un Néerlandais, un Italien est aussi citoyen de l’Union européenne, comme le stipule son passeport. La supranationalité ne crée aucune différence. En revanche, la binationalité en constitue indéniablement une.

Si tous les nationaux français avaient un statut unique, l’idée même de déchéance de nationalité n’aurait aucun sens puisque la Déclaration universelle des droits de l’homme interdit de créer des apatrides (ce que confirme d’ailleurs l’article 25.1 du Code civil).

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