La convergence des extrêmes.

Il nous a souvent été donné de formuler ici même un double constat : d’une part, la porosité qui rapproche, jusqu’à parfois les faire se confondre, les radicalités d’extrême gauche et d’extrême droite ; d’autre part, la substitution aux séculaires antagonismes gauche-droite d’un nouveau type d’opposition centré sur le devenir du projet européen, adhésion ou refus. Cette approche vient de recevoir une singulière confirmation avec les récentes propositions de M. Jacques Sapir.

Avec des personnalités comme le philosophe Alain Badiou ou l’économiste Jacques Généreux, Jacques Sapir est l’un des intellectuels phares de la « gauche de gauche ». Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), c’est un spécialiste de l’économie russe et un théoricien dont l’oeuvre puise autant chez Marx que chez Keynes. Or, voilà que commentant le 21 août le déroulement de la crise grecque, il propose une alliance de tous les mouvements critiques de la zone euro souhaitant une sortie de la monnaie unique, un « front de libération nationale » allant de l’extrême gauche au Front national. « L’heure n’est plus au sectarisme et aux interdictions de séjour », proclame-t-il.

On sait les remous qu’ont suscité des propos aussi décoiffants, mais ils n’en sont pas moins révélateurs. Nous avons déjà remarqué les passerelles apparues entre le courant chevènementiste et le Front de Marine Le Pen, mais lorsque Jacques Sapir affirme sur Twitter que « le FN n’est pas un parti fasciste », ajoutant : « laissez tomber les grands mots », il ne fait pas que critiquer les simplifications hâtives, il tend une main. Un dénominateur commun est mis en évidence : le refus du processus européen dont la logique, quoi qu’on en dise, est une fédéralisation à laquelle on oppose la restauration de l’état national pleinement souverain, d’où ce terme de « souverainisme » qui dissimule mal une résurgence du nationalisme.

Qu’il y ait équivoque, ce n’est pas contestable. L’anti-européisme de gauche se nourrit du vieux cliché marxiste qui oppose l’internationalisme prolétarien, solidarité de classe, au rapprochement des « états bourgeois » dont la finalité est le renforcement du capitalisme. Lénine voyait dans toute tentative unitaire des puissances européennes une coalition contre la révolution communiste. Bien qu’ayant renoncé au motif idéologique, Poutine n’est pas loin de penser la même chose en faisant de l’UE l’ennemi potentiel de la nation russe et l’on voit là où se situe le possible glissement de l’anticapitalisme radical à l’affirmation nationaliste. Ce n’est peut-être pas un hasard si Jacques Sapir est un spécialiste du monde russe.

L’anti-européisme devient alors l’élément fédérateur de mouvements qui semblent politiquement aux antipodes les uns des autres. Tout ce qui fait avancer l’unité européenne est à combattre par tous les moyens, à commencer cette monnaie unique qui porte en elle un irrésistible facteur de fédéralisation. Sortir de l’euro (et le condamner ainsi à disparaître), rétablir les frontières inter-étatiques, renoncer aux politiques libre-échangistes, refuser tout abandon de souveraineté deviennent des revendications communes et justifient des rapprochements tactiques.

Un examen lucide de l’histoire récente montre d’ailleurs qu’en France, ce processus a commencé il y a dix ans. En jouant des ambiguïtés dont nous avons fait état, le Front national a remporté en 2005 une éclatante victoire, bien plus réelle que l’occasionnelle présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2002 : le rejet du projet de Traité constitutionnel européen qui, au delà de ses nombreuses faiblesses , était évidemment porteur d’un progrès dans l’intégration que les nationalistes d’extrême droite abhorraient. La manipulation de l’électorat de gauche, facilitée par les manoeuvres d’appareil de Laurent Fabius prêt à tout pour s’emparer de la direction du PS, ont conduit à la victoire du »non » au référendum, prélude aux yeux des adversaires de tout poil de l’unité européenne d’un écroulement de l’Europe de Maastricht. Et si ce dernier a été évité in-extremis, c’est grâce au sursaut des dirigeants européens qui ont improvisé hâtivement le traité de Lisbonne. Tout est donc à recommencer pour ceux qui, quelles que soient les raisons invoquées, refusent viscéralement l’idée d’une Europe fédérale.

Alors, autant cesser de s’affronter et unir ouvertement ses efforts. C’est tout le sens de la proposition de Jacques Sapir et, du même coup, l’étrange parenté qui unit souterrainement les extrêmes apparaît au grand jour.

N’oublions pas que le fascisme (le vrai, celui de Mussolini dans l’Italie des années 1920) est issu de l’extrême gauche et que le noir des chemises emblématiques portées par les « squadristi » était la couleur de l’anarchisme.

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