A propos de l’affaire Kamel Daoud

Rappelons les faits.

Le 5 février dernier, Kamel Daoud, journaliste algérien du « Quotidien d’Oran », mais aussi collaborateur attitré du « Point », de « La Repubblica » et du « New York Times », écrivain de talent de surcroît, (son roman « Meursault, contre-enquête » inspiré de « l’étranger » de Camus a obtenu le Goncourt 2015 du premier roman), publie une chronique dans « Le Monde ».

Revenant sur les incidents de Cologne du 31 décembre, il met en avant une approche culturelle, dénonçant le rapport à la femme et à la sexualité diffusé par la civilisation arabo-musulmane, où la femme est « niée, refusée, tuée, voilée, enfermée ou possédée ». Il voit dans ces conduites et les frustrations qu’elles génèrent l’une des causes des violences de la nuit du Nouvel-An : « le sexe, écrit-il, est la plus profonde misère dans le monde d’Allah ». Dans une autre chronique qu’il publie simultanément dans le « New York Times », il ajoute : « le grand public en Occident découvre, dans la peur et l’agitation, que dans le monde musulman, le sexe est malade ».

Que n’a-t-il pas dit là! Une semaine plus tard, toujours dans « Le Monde », une poignée d’universitaires qu’unit visiblement le même dogmatisme idéologique fait paraître une riposte furieuse, dont le ton comminatoire et sans appel évoque la littérature des publications staliniennes d’il y a soixante ans. Ils empruntent d’ailleurs la formulation mise naguère à la mode par Alain Badiou en interrogeant « de quoi Daoud est-il le nom? ». De quoi? Mais voyons, de l’islamophobie! Kamel Daoud a en effet l’outrecuidance de suggérer aux musulmans d’Europe d’intégrer certaines valeurs des pays d’accueil, spécialement au plan du regard porté sur la femme, et il conseille aux Européens « d’offrir l’asile au corps, mais aussi de convaincre l’âme de changer ». Comment, s’étranglent les donneurs de leçons, « des valeurs doivent être imposées (…) à commencer par le respect des femmes »? C’est un scandale! Signalons quand même que parmi les dix-neuf signataires de ce factum, il y a onze femmes, mais comme le disait il y a peu de temps Marc Ferro, « l’idéologie est le commencement de l’aveuglement »…

C’est qu’en effet une autre cible apparaît derrière le malheureux Kamel Daoud, « l’approche culturaliste ». Nos inflexibles censeurs n’ont que mépris pour quiconque prend en compte le poids des traditions, de l’éducation, de la transmission de valeurs, de l’imprégnation religieuse dans la formation d’une personnalité et la conscience qu’elle acquiert ainsi d’une appartenance et d’une identité (encore un mot grossier). Tout cela n’est à leurs yeux qu’ethnicisme, sinon racisme en puissance et prétexte à stigmatisation. Si d’aucuns s’en prennent aux femmes, c’est parce qu’ils sont au chômage, mal logés, mal considérés et cela n’a rien à voir avec leurs racines culturelles (sans doute, le fait que les coupables proviennent pratiquement tous de l’aire arabo-musulmane n’est qu’un pur effet du hasard). Daoud « recycle les clichés orientalistes les plus éculés », son argumentation « ne fait qu’alimenter les fantasmes islamophobes d’une partie croissante du public européen ». Au fond, en poussant à terme le raisonnement : qu’est-ce que ces femmes allemandes faisaient là, devant la gare de Cologne, le soir du 31 décembre, sinon de la provocation face à des déshérités de la société..?

Kamel Daoud, accablé par cette venimeuse attaque, a décidé d’abandonner le journalisme et de poursuivre son combat par la littérature. Il a opportunément rappelé que lui, Algérien vivant en Algérie, objet d’une fatwa le condamnant à mort, prenait des risques que ne mesuraient pas ses « pétitionnaires embusqués » d’Europe. Il s’est offusqué de constater que « dénoncer la théocratie ambiante chez nous devient un argument d’islamophobie ailleurs ».

Espérons qu’il ait trouvé un réconfort dans le texte flamboyant que la journaliste tunisienne Fawzia Zouari a consacré à l’affaire dans l’hebdomadaire « Jeune Afrique », organe qui ne passe pas pour être un vecteur de racisme et d’islamophobie. Interpellant les censeurs parisiens, « vous qui observez nos sociétés de vos balcons et les jugez à l’aune de vos théories », elle s’est exclamée : « de quel droit déniez-vous (à Kamel Daoud) la liberté de dénoncer un puritanisme réel et le courage de souligner les travers des siens? ».

Elle s’est faite l’avocate des intellectuels arabes qui « ne veulent plus jouer les admirateurs béats de leurs propres traditions et de leur religion ni devenir les otages d’un monde occidental traumatisé par l’accusation d’islamophobie et plombé par les scrupules d’une gauche qui va jusqu’à leur dénier le droit d’aimer dans l’Occident l’espace de liberté et d’émancipation auquel ils aspirent ».

Elle a fait l’éloge « des écrivains rebelles et des penseurs du doute qui travaillent à desserrer l’étau du dogme et à faire naître l’individu musulman ».

Belle volée de bois vert à nos doctrinaires qui – évidemment – ont tout compris sauf qu’ils font, comme leur jette Fawzia Zouari, « de l’islamisme comme M. Jourdain faisait de la prose ».

Et l’on en vient à se poser la question : qui sont dans cette affaire les vrais réactionnaires?

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