Bienvenue au paradis.

Face à la multiplication des attentats-suicides, nous restons déconcertés. Quelle motivation suffisamment puissante peut conduire des personnes jeunes, ayant devant elles la vie, à se faire déchiqueter en tuant le maximum de « mécréants »? Le désespoir ne trouverait pas tant de candidats, l’acte de guerre non plus, le but premier d’un soldat n’étant pas de se faire tuer. Il faut donc chercher ailleurs et nous connaissons un tel « enfouissement du sacré », pour reprendre les termes de l’historien Alphonse Dupront (1905-1990), que l’explication religieuse nous échappe. Ne voir dans l’attentat-suicide qu’une expression particulière de la radicalité témoigne de beaucoup de myopie : aucun extrémisme laïc n’a jamais fait du suicide un mode d’action courant. Il y a en vérité derrière ceux que nous qualifions assez improprement de « kamikaze » une espérance éperdue : gagner le paradis par leur sacrifice ultime.

Et là surgit une autre question : de quel paradis s’agit-il? Depuis longtemps déjà, la description coranique du paradis a laissé perplexes les lecteurs occidentaux. Dans les années 1840, le grand politologue Alexis de Tocqueville fut de ceux-là et ses réflexions alimentèrent des « Notes sur le Coran et autres textes sur les religions » qui figurent dans ses œuvres complètes. Tocqueville utilisait une traduction du livre sacré due à Claude-Etienne Savary (1750-1788), dont il reproduisit le passage traitant des élus les plus aimés d’Allah, les « compagnons de la droite ».

« Ceux-là sont les Proches du Seigneur dans les jardins de la Félicité, – multitude parmi les Premiers, et petit nombre parmi les Derniers ! – sur des lits tressés s’accoudant et se faisant vis-à-vis. Parmi eux circuleront des éphèbes immortels, avec des cratères, des aiguières et des coupes d’un limpide breuvage dont ils ne seront ni entêtés, ni enivrés, avec des fruits qu’ils choisiront, avec de la chair d’oiseaux qu’ils convoiteront. Là seront des Houris aux grands yeux, semblables à la perle cachée, en récompense de ce qu’ils faisaient sur la terre. (….). Les Compagnons de la Droite seront, parmi des jujubiers sans épines et des acacias alignés, [dans] une ombre étendue, (….), [couchés sur] des tapis élevés [au-dessus du sol], [des Houris] que nous avons formées, en perfection, et que nous avons gardées vierges, coquettes, d’égale jeunesse, appartiendront aux Compagnons de la Droite ».

Commentant ce passage, Tocqueville s’étonne de l’absence complète de toute spiritualité et d’une vision très matérialiste du séjour céleste des bienheureux . Il n’était pas le premier à faire ce constat : deux siècles et demi plus tôt, Montaigne avait déjà écrit avec la truculence de la langue de son temps : « Quand Mahumet promet aux siens un paradis tapissé, paré d’or et de pierreries, peuplé de garces d’excellente beauté, de vins et de vivres singuliers : je veois bien que ce sont des mocqueurs qui se plient à nostre bestise, pour nous emmieller et attirer par ces opinions et espérances, convenables à nostre mortel appétit. » (Essais II.12)

Pourtant – trop de témoignages l’attestent -, c’est encore l’espoir d’accéder à ces triviales béatitudes qui motive les candidats à une prompte mort obtenue au service d’Allah. C’est aussi ce qui conduit les propagandistes de Daech à proclamer qu’ils préfèrent à la vie la mort puisque celle-ci rend licite ce qui était interdit sur Terre. Singulière (mais séduisante) image de l’au-delà, qui ressemble à un lieu douteux où l’on passe son temps à boire, festoyer et forniquer!

Ce qui nous paraît étrange, (pour ne pas dire opaque tant nous en sommes éloignés), est moins la naïveté de cette projection  des plaisirs terrestres dans le ciel que le fait qu’on puisse délibérément sacrifier sa vie réelle pour y participer. Certes, nos ancêtres ont, eux aussi, rêvé d’un bonheur éternel récompensant les justes. Si l’on en croit la monumentale « Histoire du paradis » publiée dans la décennie 90 par le grand historien Jean Delumeau, ainsi que les représentations artistiques du Moyen-âge et de la Renaissance, il était bien imaginé un jardin magnifique empli de chants et de musique, mais la béatitude y résidait (comme St Paul l’avait définie dans son « Epître aux Corinthiens ») dans une transfiguration induite par la vision face à face de la perfection divine, une sorte de fusion comme il convient à de purs esprits dégagés de la chair. Tant et si bien qu’il se trouva vite quelques persifleurs pour avancer que l’éternité devait finir par être bien ennuyeuse!

Il n’empêche qu’il y a quelque chose de consternant dans la crédulité djihadiste et qu’on retrouve toujours là le même constat : l’absurdité d’une lecture littéraliste des textes sacrés. Une approche symbolique interprétant la description paradisiaque comme une image poétique et réintroduisant un sens spirituel là où il n’est décrit qu’un reflet à peine idéalisé des jouissances terrestres rendrait sa dignité à une formulation que l’on dit révélée. Malheureusement, on n’entend guère ce discours chez les autorités religieuses de l’islam. La voie reste donc ouverte à la bêtise et à l’ignorance, ces autres noms de la dérive salafiste dont tant d’imams se font l’écho.

Et la fabrication des ceintures d’explosif continue… Les Houris éternellement vierges attendent.