Le chaos qui règne aujourd’hui au Proche et Moyen-Orient a des précédents historiques qui ont produit des effets comparables à ceux que nous connaissons.
Difficile de décrire en quelques lignes le désordre et la confusion qui affectent le monde musulman il y a mille ans. Celui-ci a connu une période d’incomparable grandeur au IX° siècle, sous l’autorité des califes Abbassides sunnites dont la capitale était Bagdad, mais au X°siècle, tout se détraque.
Des mouvements sociaux, des révoltes paysannes sapent l’autorité califale et donnent à l’armée un rôle prépondérant, or les soldats sont des mercenaires recrutés principalement parmi ces nouveaux venus d’Asie que sont les Turcs, prompts dès qu’ils le peuvent à s’emparer du pouvoir, ce qu’ils feront en 1055 à Bagdad.
En quête d’autre part d’une idéologie mobilisatrice, les révoltés la trouvent volontiers dans les multiples sectes du chiisme dont certaines, telles les Ismaéliens, développent une vision messianique de l’islam et annoncent la proximité de la fin des temps. Au milieu du X° siècle, c’est une déferlante chiite venue de l’actuelle Tunisie qui s’empare de l’Egypte et crée un califat « hérétique », les Fatimides, rival du traditionnel califat Abbasside sunnite de Bagdad.
Quand commence le XI° siècle, le monde arabo-musulman est en cours de décomposition. La poussée de radicalisme religieux qui accompagne ces troubles entraîne d’autre part une persécution des minorités, spécialement des chrétiens. En 1009, le calife fatimide Al-Hakim a fait détruire le Saint-Sépulcre, à Jérusalem, et pendant tout le siècle, les bandes guerrières turques harcèlent en Anatolie les pèlerins chrétiens. La riposte des Européens va être la Croisade. En 1099, les Croisés prennent Jérusalem et il se crée sur la côte du Levant une série de principautés « franques » qui préfigurent, aux mêmes endroits, ce que représente aujourd’hui pour les Arabes l’état d’Israël : une enclave étrangère et usurpatrice. La déliquescence est totale.
C’est alors qu’apparaît ce que nous nommons « la secte des Assassins ».
Créée en 1090 par l’imam Hassan al-Sabbah, elle relève du chiisme ismaélien et elle s’inscrit dans les luttes successorales qui agitent la dynastie fatimide ; cela dit, elle se donne d’emblée une base territoriale et une redoutable capacité d’organisation.
Installée dans les montagnes de l’Elbourz, en Iran, au sud de la Caspienne, la secte s’attribue un territoire jalonné de forteresses autour du château d’Alamut, où séjourne le Grand-Maître, Al-Sabbah lui-même, « seigneur de la montagne » (cheikh al-Jabal), titre qui explique le curieux nom de « Vieux de la montagne » que lui attribueront les chroniqueurs francs. Il commande à une société de fidèles très hiérarchisée, encadrée de daïs, agents de recrutement et d’endoctrinement des disciples dont les plus résolus deviendront des fidaïs promis au martyre et instruments des actions de la secte. Celle-ci a pour objectif le combat contre les apostats sunnites et les mécréants, le moyen étant l’infiltration de l’ennemi et des assassinats spectaculaires propres à créer la terreur. Tout cela, pour nous, nous rappelle quelque chose…
Hors le territoire entourant Alamut, les « Assassins » réussiront aussi à s’implanter, si l’on peut dire, à pied d’œuvre : sur la côte syrienne, entre la principauté d’Antioche et le royaume de Jérusalem, états chrétiens issus de la conquête croisée.
Beaucoup de légendes entourent cette inquiétante société qui va perdurer un siècle et demi avec bien des vicissitudes. D’abord ce nom étrange qu’on a longtemps fait dériver de haschichin (consommateur de hachich), dont nous aurions fait « assassin » avec tout le sens qui entoure ce vocable. Même si cette étymologie est discutée, il semble pourtant bien vrai que Al-Sabbah faisait droguer ses néophytes, mais sans doute avec des substances plus actives que le chanvre puisque le prosélyte, est-il dit, se retrouvait dans un lieu de délices, entouré de jeunes beautés complaisantes, ce qui permettait de le convaincre qu’il avait fait un tour au Paradis et qu’il y retournerait définitivement s’il sacrifiait sa vie au service de la cause.
Pendant tout le XII° siècle, les Assassins semèrent la terreur dans le monde musulman, allant jusqu’à tenter de tuer le sultan Salah-Eddine, celui que nous appelons Saladin et qui reprit Jérusalem aux Croisés en 1187, action d’éclat qui n’empêchait pas les sectaires de voir d’abord en lui un affreux sunnite. Ils sévirent aussi dans les états des Croisés, assassinant entre autres le roi de Jérusalem Conrad de Montferrat. Toutes les tentatives d’actions militaires engagées contre eux échouèrent jusqu’au déferlement des Mongols de Hulagu, en 1255, qui s’emparèrent d’Alamut, massacrèrent ses défenseurs et anéantirent un mouvement depuis longtemps déclinant.
L’ismaélisme, d’où étaient issus ces redoutables fanatiques, ne disparut pas avec la destruction de la secte. Il reste aujourd’hui plusieurs millions de fidèles répandus entre l’Inde, le Pakistan, l’Afghanistan : leur chef suprême porte le titre d’Aga-Khan. Ils sont très assagis et ce fut même l’un des fils de l’Aga-Khan de l’époque, le prince Ali-Khan, qui défraya dans les années 1950 les nuits parisiennes après avoir épousé la star hollywoodienne Rita Hayworth.
Comme quoi le temps passant, il ne faut jamais désespérer des fanatismes, même s’ils renaissent inlassablement.