Mazarine, Bousquet, la maladie… Les secrets de François Mitterrand en clair

Andr Rousselet fut le compagnon d’une vie. Et mme des diffrentes vies de l’ancien prsident. Les souvenirs du fondateur de Canal+ en dressent un portrait indit. Un rgal.

Il a 93 ans, et intitule ses Mémoires « Ami-parcours ». André Rousselet a une arme, celle de l’ironie et de l’autodérision, qui lui permet de relater sa vie de manière truculente. Et quelle vie ! Devenu député sans l’avoir voulu, homme d’affaires, notamment fondateur de Canal+, une aventure extraordinaire. Et aussi, bien sûr, ami intime de François Mitterrand, dont il est le directeur de cabinet dans la foulée de 1981 et l’exécuteur testamentaire quand « le moment était venu ».

Le portrait qu’il dresse de l’ancien président est l’un des plus passionnants qui aient été écrits: Mitterrand « ne sera plus jamais exactement le même homme » après l’affaire de l’Observatoire, n’accordant plus sa confiance à grand monde – mais la gardant longtemps à Silvio Berlusconi: « lui au moins ne m’a pas trahi ».

S’il revient sur tous les épisodes noirs, avec, par exemple, un plaidoyer pro domo pour les écoutes téléphoniques, André Rousselet se montre discret sur le financement des campagnes électorales, pour mieux raconter qu’il n’a trouvé qu' »un coin déchiré, donc inutilisable d’un billet de 500 francs dans le coffre de Valéry Giscard d’Estaing » en arrivant à l’Elysée, mais qu’il a lui-même remis, en 1995, à la demande de Mitterrand, 40 millions de francs en bons du Trésor à Jacques Chirac, qui le reçoit en présence de Dominique de Villepin, son secrétaire général à l’Elysée. Oui, il est possible de dévorer un pavé de plus de 700 pages.

>> Notre dossier sur François Mitterrand et sa famille

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Ed. Kero

[Les intertitres sont de la rédaction]

Bousquet

Ce doit être un peu avant 1981… François Mitterrand organise un jour un déjeuner, dans un restaurant du boulevard Saint-Germain, avec d’anciens camarades de résistance, auquel participe… René Bousquet. En sortant du restaurant, sur le boulevard, Jacques Attali – qui assistait au déjeuner – exprime son indignation d’avoir eu à « partager » la table de Bousquet et demande à François Mitterrand ce qui a bien pu lui faire inviter un « personnage pareil ». Il lui a répondu froidement, manière de dire que ceci n’appellerait pas de discussion prolongée, que « si René Bousquet n’avait pas été présent et d’un précieux soutien à des moments décisifs pendant la guerre, ce déjeuner n’aurait jamais pu avoir lieu, faute de convives encore en vie… ».

Vous allez me demander des précisions, et je n’en ai pas. Je n’ai jamais su avec exactitude dans quelles conditions Bousquet avait sauvé la plupart des personnes présentes. Ce qui est absolument certain, c’est que François Mitterrand considérait, savait, avoir été sauvé d’une arrestation par la Gestapo, avec d’autres résistants, grâce à l’intervention de René Bousquet. Tout cela nous ramène une nouvelle fois au « romantisme » et au personnage littéraire dont je vous ai parlé. Vous pouvez décider de condamner définitivement François Mitterrand pour avoir côtoyé Bousquet. Et nous n’en parlons plus…

Ou vous acceptez de prendre ceci en considération, qui est à mon avis l’autre clef indispensable à la compréhension de Mitterrand parce que c’est une règle de comportement chez lui qui ne souffre aucune exception, une règle de conduite – ou un instinct – dont je vous confie que je la partage avec lui: quels que soient les défauts, les travers ou les fautes commises, il ne fera jamais du mal, il ne reniera jamais quelqu’un qui lui a fait du bien, l’a aidé, ou l’a sauvé.

Mazarine

Nous sommes donc dans l’entre-deux-tours de la présidentielle [NDLR: de 1981], et François Mitterrand a fait un saut à Hossegor, où je l’accompagne, pour se détendre quelques heures avant de repartir en campagne. Il se repose, de son côté. Je me promène, et c’est là que je croise le père d’Anne Pingeot, que je connais bien, partenaire de l’Attila’s Cup, notre compétition de golf, et qui dans la conversation me dit très aimablement: « Mais nous avons François ce soir à dîner… Joignez-vous à nous. Venez dîner. » J’accepte avec plaisir.

A l’heure dite, je prends le chemin de la propriété des Pingeot, près du lac, et, quand j’arrive, qui vois-je en train de faire nerveusement les cent pas devant la maison? François Mitterrand! Surpris par cette prévenance à laquelle je ne suis pas habitué de sa part, je n’ai que le temps de garer ma voiture. Il me prend aussitôt par le bras. Je n’arrive pas à déterminer sur son visage s’il s’est produit quelque chose de sérieux et d’urgent qui remet en cause ce dîner ou s’il est soulagé de me voir afin de régler un problème de campagne avant de passer à table.

Je vais comprendre que c’est un peu tout cela: urgent, et problématique; mais ça n’a aucun rapport avec tout ce que j’aurais pu imaginer. Il est à la fois résolu, grave, et comme exaspéré, mais prenant la précaution de ne pas le montrer, sans parvenir à dissimuler totalement son état. J’apprendrai, plus tard, que mon invitation-« surprise » ce soir-là vient de donner lieu à une vive discussion entre lui et les parents d’Anne Pingeot. François Mitterrand, découvrant que je viendrais dîner, s’était soudainement emporté contre cette « drôle d’idée ». Il ne souhaitait pas ma présence dans un lieu où je risquais d’apprendre ce que je n’avais pas à savoir. […]

Mazarine Pingeot, ici en 2012.

Mazarine Pingeot, ici en 2012.

afp.com/Martin Bureau

C’est elle, finalement, Anne Pingeot, qui lui fait comprendre, le menaçant de sa propre mauvaise humeur, que ce silence a assez duré, qu’il est injuste et déplacé vis-à-vis de moi, et qu’il ne peut pas indéfiniment repousser l’échéance… Connaissant le goût de François Mitterrand pour la préservation du secret, je veux bien croire que la conversation a été vive. Mais c’est Anne Pingeot qui a eu gain de cause. Raison pour laquelle il était là à m’attendre, arpentant le lieu, et ruminant ses pensées.

Tenant mon bras, il ne me laisse même pas l’opportunité de dire un mot et me déclare tout de suite: « Voilà, il faut que je vous dise: j’ai une fille. » Je dois ouvrir de grands yeux étonnés. Il enchaîne aussitôt: « Ne soyez pas surpris. J’ai eu une fille avec Anne. Elle a 6 ans. Et, d’ailleurs, je vais vous la présenter… » Il y a quand même de quoi être surpris, mais je le suis peut-être moins par l’information elle-même (soudain, les indices passés les plus farfelus aperçus dans sa voiture prennent sens) que par le fait qu’il se soit résolu à me la livrer.

Sans me lâcher, il me conduit jusqu’à une pièce, un espace réservé aux enfants dans le jardin de la propriété Pingeot, et où se trouvent cinq ou six gosses, garçons et filles, activement, bruyamment occupés à jouer. Il s’arrête net, tend le bras vers ce petit groupe et me fait: « Voilà. » Peut-être pense-t-il que je vais instantanément reconnaître sa progéniture parmi les rires et les cris… Je lui dis: « Oh! Mais ce n’est pas une fille que vous me présentez, c’est tout un lot. C’est une nursery… » Il s’est soudain détendu et s’est mis à rire. A ce moment-là, une gamine adorable s’est détachée du groupe pour rejoindre joyeusement son père, et j’ai été présenté à Mazarine.

La maladie

Ce qui s’est passé, ce dont je peux témoigner, c’est qu’il y a un moment – dans mon souvenir, c’est peu avant ou immédiatement après le voyage où je l’accompagne à Cancun, au Mexique, avec Régis Debray et Jack Lang… Je le vois, nous le voyons tous à l’Elysée marcher avec difficulté. Faux mouvement, douleur musculaire contractée au golf? Je n’y ai pas prêté plus d’attention que ça; mais, deux ou trois jours plus tard, je l’ai vu souffrir à tel point du dos que je l’ai encouragé à consulter. Il s’y est résolu en protestant que ce n’était sans doute rien, mais que ce rien le faisait effectivement beaucoup souffrir. Je ne sais quel médecin il a vu ce jour-là, mais ce dont je me souviens, c’est qu’il en est revenu d’une humeur de chien.

Quand je l’ai questionné – amicalement et je dois dire bien naïvement -, il m’a envoyé sur les roses, très sèchement: « Mais… Ceci ne vous regarde pas ! Est-ce clair ? » Je me suis fait rabrouer comme jamais auparavant pour avoir commis cet impair, cette imprudence: « Il n’y a pas de problème… De quoi vous mêlez-vous ! » Je n’ai pas insisté. Je crois qu’en plus de quarante années de compagnonnage avec lui, c’est la seule fois où j’ai été aussi rapidement rétrogradé, par sa froide colère, à la modestie de mon rang.

Le dernier voyage

Il y a là Anne Pingeot, Mazarine, le Dr Tarot et son fils Mathieu, ma femme, Anouchka, et moi. […] La fatigue, l’épuisement, le déclin physique de François Mitterrand se sont accélérés. Il assistait silencieusement à nos repas. Il était pendant ce séjour [à Assouan, en Egypte] une présence à la fois forte et absente de toute conversation. Et pourtant, c’est étrange, il nous a plus d’une fois surpris par sa présence d’esprit. […] Un jour où nous énumérions entre nous des dizaines de villes qui n’étaient pas les bonnes pour « resituer » quelqu’un dont le nom avait surgi dans la conversation, il nous a tous surpris en intervenant d’un seul coup, ajoutant à la précision géographique une justesse chronologique dont personne autour de la table n’avait la mémoire: « Mais pas du tout. C’était à Essaouira, voyons! Au Maroc, en 1955… » avant de retomber dans une prostration douloureuse. […]

L'une des toutes dernières photos de François Mitterrand, en Egypte quelques jours avant sa mort, le 8 janvier 1996.

L’une des toutes dernières photos de François Mitterrand, en Egypte quelques jours avant sa mort, le 8 janvier 1996.

AMR NABIL/AFP

Ce qui est assez drôle, aussi, alors que le moment ne l’était en rien, c’est à quel point, quand bien même aussi diminué, fragile, il restait lui-même vis-à-vis des femmes. Dans le triste état où il était, il se voulait encore séducteur. La présence, le passage d’une jolie femme dans son champ de vision animaient un instant son regard. Même brièvement, il veillait à montrer et commenter pour Anouchka les plus beaux paysages. C’était très touchant. Il y avait là une part de jeu, la tentation éternelle de « faire la cour » – alors qu’il était à peine susceptible de se tenir debout -, le jeu de la vie qui continue et recommence, parce qu’en fait, dans ce séjour, il n’avait d’yeux et probablement de pensées que pour une seule personne, sa fille, pour Mazarine. Il l’aimait plus que tout. Plus que tous. Il ne voyait qu’elle, sous le regard attendri et exemplaire de compréhension d’Anne Pingeot. […]

La veille [de sa mort], je suis allé le voir… Comprenant que c’était sans doute la dernière fois, et n’ayant alors aucune indication sur les souhaits que contenait ou non son testament à propos d’inhumation, je lui ai demandé, aussi délicatement qu’il était possible, en quel endroit il souhaitait reposer. C’était Jarnac. Là où il était né. La terre de ses parents. Dans l’ignorance où j’étais, il me fallait aussi m’enquérir de sa volonté s’agissant de cérémonie ou d’absence de cérémonie religieuse. Je lui ai posé la question, avec toute la douceur qui s’imposait, parce qu’il était mon ami, ou plutôt parce que j’étais le sien, et qu’il m’avait choisi pour accomplir cela, veiller au respect de ses dernières volontés.

C’est alors que… ne voyez là surtout ni critique ni ironie déplacée ; mais on peut dire que François Mitterrand aura maîtrisé l’art de l’ambiguïté et du propos sibyllin toute sa vie, jusqu’à son dernier souffle, puisque, en réponse à mon interrogation, je n’ai obtenu pour seule indication que cette réponse: « Une cérémonie religieuse? Pourquoi pas? Une messe est possible. » C’est tout lui. Cette expression, cette affirmation claire et contradictoire, à la fois précise et incertaine, c’est celle qui figurera en ces termes dans le testament quand j’en prendrai connaissance. « Une messe est possible… », sans autre commentaire, c’est un défi à l’interprétation pour l’exécuteur testamentaire. De sa part, c’est une sorte de « Vu » final et intrigant comme il en écrivait sur les notes que nous lui adressions. C’est: « Débrouillez-vous avec ça! »

A mi-parcours, par André Rousselet, avec Marie-Eve Chamard et Philippe Kieffer. Ed. Kero, 736p., 23,90€.