Droitisation ou lucidité?

Revues et magazines publient à l’envie, depuis plusieurs semaines, articles ou débats sur une prétendue droitisation du milieu intellectuel en France. Des noms sont cités, des textes commentés où les intéressés sont traités de néoconservateurs, si ce n’est de « néoréacs » et même de soutiens objectifs du Front national. Est-ce bien raisonnable et – surtout – est-ce bien conforme à la réalité ? S’inquiéter du fait que le système scolaire le plus coûteux d’Europe dégage chaque année 40.000 jeunes sans qualification et 140.000 sans diplôme est-il une attitude réactionnaire ? Constater que l’Europe sera nécessairement confrontée à de fortes vagues migratoires quand on sait que, simplement dans le Sahel, le taux de croissance démographique est de 3,5% et que la population, actuellement de 67 millions d’habitants, frôlera les 200 millions en 2050 tandis que l’évolution climatique risque d’y élargir le processus de désertification, est-ce apporter de l’eau au moulin de Marine Le Pen ? S’il en est ainsi, c’est l’exigence de lucidité qui devient réactionnaire et cela pose un vrai problème, qui concerne cette fois la pensée de gauche.

Car finalement, est-ce nos intellectuels qui penchent à droite ou une certaine gauche qui a un problème avec les réalités de notre temps? Est-ce que le discours de cette dernière a encore une réelle cohérence ?

L’histoire récente peut être là éclairante. Pendant la seconde moitié du XX° siècle, le monde intellectuel français a vécu sous l’hégémonie d’une vision de gauche qui correspondait, qu’on le veuille ou non, au prestige acquis par l’interprétation marxiste. Souvenons-nous qu’en 1957, J-P. Sartre (dont les options philosophiques étaient pourtant décriées par les communistes) assurait que « le marxisme est l’horizon indépassable de notre temps ». Et au-delà des critiques et du procès faits au stalinisme après 1956, le marxisme s’incarnait dans l’expérience entreprise par la révolution bolchevique de 1917. Lénine, Trotski restaient des références, rejoints à la fin des années 60 par Mao. Marx, plus ou moins bien lu, demeurait l’étalon des travaux historiques ou sociologiques même pour les rares qui le contredisaient. Le débat intellectuel en France ressemblait à une escadre encadrant un puissant vaisseau amiral arborant le drapeau rouge.

Et puis soudain à l’aube des années 90, le vaisseau amiral s’est comme évaporé, se dissipant tel le mirage qu’il était et laissant un horizon vide. Certains, alors, se sont comme jadis Emmanuel Kant après sa lecture de Hume, « réveillés de leur sommeil dogmatique » et ils ont repris contact avec un monde en pleine transformation, sans rapport avec celui qu’avaient cru décrypter les doctrinaires d’hier. Ils ne se sont pas droitisés, ils ont simplement réintégré la réalité.

Ceux qui aujourd’hui les dénoncent furieusement sont les orphelins inconsolables des certitudes envolées ; mais qui les écoute vraiment, en particulier au sein des couches populaires qui leur avaient fait si longtemps confiance? Comment d’ailleurs pourrait-on les croire tant leur discours est confus et contradictoire?

Un exemple actuel est particulièrement révélateur. Suite aux graves incidents survenus le 5 octobre à Air France, des individus dont les méthodes sont celles des nervis fascistes de naguère sont métamorphosés en martyrs de la classe ouvrière par un chœur de voix de gauche qui n’aurait pas eu de mots assez durs si les intéressés avaient été des crânes-rasés de la droite extrême. Passe encore que le comique si bien surnommé Méluche y trouve l’occasion d’une nouvelle pitrerie, mais que de hauts responsables syndicaux, des élus, des dirigeants de mouvement et même une ancienne ministre cautionnent d’inadmissibles violences physiques laisse pantois. Mieux, dans une publication d’extrême gauche en ligne (Respublica, n° 793), le secrétaire national à l’économie du Parti de gauche (voyez du peu…) décrit les dirigeants molestés d’Air France comme « de pauvres types, de riches bourgeois n’ayant pas une once de dignité »! Or il se trouve que l’un des deux, Pierre Plissonnier, est le fils de Gaston Plissonnier (1913-1995), n°2 du Parti communiste au temps de Georges Marchais, qu’il remplaça même un moment à la tête du parti en 1976, quand Marchais eut des problèmes de santé : le prototype parfait du riche bourgeois, on le voit…

Incohérences, discours inaudible, gesticulations… La crédibilité est-elle du côté de ceux qui, sous prétexte qu’ils tentent d’aborder les questions de façon réaliste et dans le but de prévoir et d’espérer des résultats, sont traités de droitiers ou de néoréacs, où dans le camp de nostalgiques impénitents d’une époque révolue qui font semblant de croire qu’on est toujours en 1950?

Et – question subsidiaire – lesquels favorisent le plus le succès croissant des thèses populistes qui elles, sont vraiment de droite, et même d’extrême droite?

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