S’il est acquis que l’histoire n’est jamais recommencement (sinon de façon caricaturale, disait Marx), il n’en demeure pas moins que certaines analogies circonstancielles appellent à des rapprochements. Ainsi en est-il de l’actuelle action des agriculteurs et d’un lointain événement de l’histoire française du XVIII° siècle connu sous le nom de « guerre des farines ».
La France s’est construite comme essaie aujourd’hui de se construire l’Europe, par l’association de territoires que l’histoire, le peuplement, la langue et, souvent, les traditions culturelles diversifiaient. Ce fut l’oeuvre patiente et séculaire de la dynastie capétienne, mais il lui fallut souvent composer : songeons par exemple qu’à la fin du XV° siècle, Bourgogne ou Bretagne étaient déjà des proto-états ayant des institutions propres que la couronne de France dût reconnaître pour se faire accepter. Cela explique que la France de l’Ancien Régime restait une mosaïque de provinces dont une quinzaine, »réputées étrangères », impliquaient l’existence de véritables frontières intérieures assorties de droits de douanes et de privilèges fiscaux. Il est évident que cette situation représentait une considérable entrave au commerce et à la circulation des marchandises, à commencer par celle des productions vivrières et en premier lieu des céréales. Si (ce qui n’était malheureusement pas rare à cette époque), une disette frappait une région du royaume, il fallait une décision personnelle du roi pour permettre le transfert de grains vers la zone défavorisée, et cela non sans réticences et protestations.
En 1774, Louis XVI accédant au trône nomme contrôleur général des finances Turgot, une personnalité dotée d’une solide expérience administrative et, surtout, liée au mouvement dit « physiocratique ». Cette école, dont les membres se veulent eux-mêmes « économistes », se constitue autour de François Quesnay, auteur en 1758 d’un « Tableau économique » qui pose que toute richesse produite vient de la terre, ce qui revient à fonder la prospérité d’un état sur celle de son agriculture. La physiocratie est le gouvernement par la nature et l’on serait presque tenté aujourd’hui d’y voir un ancêtre de l’écologie.
Mais les physiocrates vont plus loin que cette vision simplificatrice. Précédant en ce sens Adam Smith, ils prônent aussi la liberté des échanges et ce n’est pas (comme on le croit souvent) l’économiste écossais, mais le physiocrate français Gournay qui énonce la célèbre formule : « laissez faire les hommes, laissez passer les marchandises ». Les physiocrates sont les précurseurs du libre-échange et de l’idée de marché commun. Avant d’être ministre, Turgot a participé à leurs travaux et il a écrit, en 1770, des « Lettres sur le commerce des grains ». Nommé aux finances, il met ses idées en pratique et signe le 13 septembre 1774 un décret abolissant pour les céréales les taxes intérieures et organisant la libre circulation des grains à l’intérieur du royaume.
Autant dire qu’il rencontre aussitôt de vives oppositions. Les instances locales s’alarment, craignant qu’en cas de pénurie, elles doivent partager leurs ressources ; les bénéficiaires des protections douanières voient s’évanouir leurs profits garantis si les prix se définissent au sein d’un marché unifié ; certains vont même jusqu’à avancer qu’en laissant s’opérer librement les échanges, le ministre bafoue le devoir moral qui attribue au roi seul la sécurité de l’approvisionnement de ses sujets! Turgot laisse dire,fort du soutien de Louis XVI qu’il a convaincu.
Mais il joue de malchance. La moisson de 1774 est médiocre et le prix du pain (ce baromètre de l’époque) augmente durant l’hiver 74-75. Au printemps 1775, des disettes locales apparaissent : la nouvelle libre circulation des grains génère alors des hausses de prix dans les régions épargnées et les protestataires s’en prennent aux négociants, taxés d’accaparement, et aux agents publics, rendus responsables de la législation.
En avril-mai 1775, la France populaire s’enflamme, c’est la »guerre des farines ». Entrepôts, boulangeries sont bloqués, souvent pillés et les commerçants sommés de vendre au « juste prix ». Dans le Bassin parisien, en Bourgogne, les routes sont obstruées, les convois de grain arrêtés, des barges transportant du blé sont coulées sur les voies navigables. Le gouvernement royal réagit par la répression : deux émeutiers sont pendus à Paris. Mais la position de Turgot est affaiblie, des cabales le discréditent. Quand il veut libéraliser le travail en supprimant les corporations, c’est une levée de boucliers et l’entourage de Louis XVI obtient son renvoi en mai 1776. La plupart de ses mesures seront abrogées.
Certes, l’analogie a ses limites. Les insurgés de 1775 sont des consommateurs, plus urbains que ruraux qui s’indignent des hausses de prix et redoutent la pénurie quand nos agriculteurs en colère de 2015 sont des producteurs qui, eux, s’alarment de la chute des cours et du risque de surproduction. Nous ne sommes plus dans les mêmes conditions économiques, mais un facteur commun relie néanmoins les deux événements : l’ouverture des frontières et la libre circulation des marchandises, interprovinciale au XVIII° siècle, internationale au XXI°. Quand nos modernes manifestants interceptent des camions provenant d’Allemagne ou d’Espagne, quand ils détruisent des denrées importées et dénoncent les manoeuvres des centrales d’achat de la grande distribution, ils ont les mêmes réflexes que les insurgés de la « guerre des farines » qui imputaient la pénurie à la libre circulation des grains décrétée par Turgot et aux agissements supposés de spéculateurs. Le responsable du désordre, c’est le libre-échange, ce sont les pratiques libérales qui laissent désarmé face aux ententes occultes et à la concurrence déloyale.
Au XVIII° siècle, la Révolution française réglera la question en supprimant les provinces et en fixant en 1791 le prix du pain (qui ne sera libéralisé… qu’en 1978).
A l’Union européenne de trouver la voie moyenne conciliant la défense du producteur et la liberté des échanges. Et qu’on ne dise pas que c’est la quadrature du cercle! Cela s’appelle la régulation concertée.